Traces de la séance du 25 octobre 2012 sur :
« LA SOLITUDE, LEURS SOLITUDES, NOS SOLITUDES »
Quelques notes de Ô Solitude de Purcell chanté par le contre-ténor Alfred Deller ont débuté la séance. Le chant vante en fait la solitude : ô solitude, my sweetest choice. Il s’agit en fait de l’adaptation d’un poème français (Saint Amant 1830 : ô que j’aime la solitude éloge de la pleine nature déserte). Plus tard seront évoqués La solitude ça n’existe pas de Léo Ferré, le « je ne suis jamais seul avec ma solitude » (Moustaki/ Reggiani) et La Solitude de Barbara (je l’ai trouvé devant ma porte,…elle est revenue la voilà, la renifleuse des amours mortes…elle me fait des nuits blanches…se couche à mes genoux…me suit pas à pas, elle est revenue la voilà), soit, en fait, trois cas de dédoublement où le poète personnifie La Solitude, sublime la souffrance en la faisant compagne.
Ce « café » a permis de mettre en tension deux réalités :
W des états de solitude subis.
Ils sont vécus sur le mode de la souffrance lancinante : cas de personnes âgées soumises à ce risque accru dans les existences contemporaines faites de plus nombreuses dé-liaisons, séparations y compris de son chez-soi ; ou parfois sur le mode plus aigu, voire pathologique, de l’auto-exclusion[1] dont témoignent certains sujets au terme d’un parcours d’exclusion passant ou non par « la rue » (perte de travail, ruptures familiales, perte d’habitat etc).
En même temps le constat que les moyens de « communication » ont connu un développement sans précédent nous invite à complexifier nos constats. Face à la vision d’une modernité où les masses se retrouveraient dans un état d’atomisation extrême, dans la perte d’un monde commun, la « désolation » dont parlait Hannah Arendt, ne faut-il pas tenir compte de l’existence de sociabilités plurielles –dont celle d’ailleurs de notre rassemblement mensuel café philo !- ?
Il reste que la présence d’un téléphone chez chaque personne âgée, d’un accès à internet et à ses réseaux « sociaux » pour chaque adolescent isolé…ne suffisent pas à créer les conditions de sortie de cet esseulement vécu.
Les récentes mise à jour de souffrances vécues en silence au milieu des collectifs de travail, au bureau, à l’usine, voire à l’université nous appellent aussi à découvrir le solitude de celui qui se sent involontairement seul parmi les autres.
Pour autant le thème d’une société « d’indifférence aux autres » n’a pas prévalu dans nos échanges : peut être au contraire, notre sensibilité aux solitudes subies, solitudes « morales » plus souvent que pur isolement physique donc, s’est elle accrue par rapport à des temps anciens. On parla donc du rôle de la vie associative qui reste importante (associations telles que la nôtre mais aussi associations spécialisées dans l’offre d’écoute aux isolés[2]) et de nos rôles de membre du voisinage, membre de la famille, éventuellement responsable public : comment détecter, comment réagir à la solitude souffrante d’autrui ou à la découverte inopinée en bas de chez soi d’un être humain en état d’extrême misère et auto exclusion, sachant que toute « intervention » demande du tact, parfois même de la suspension d’un « faire » au seul bénéfice d’une offre de présence, d’ « être avec ». On s’accorda unanimement sur la nécessité de professionnels de l’aide et du soin [3]sans pour autant envisager qu’on puisse se décharger sur eux de toute responsabilité individuelle en la matière
W des solitudes recherchées ou solitudes choisies. Le matériau réuni par Peter France pour son ouvrage « Hermits. The insight of solitude » [en français : Éloge de la Solitude] présente les situations extrêmes, pourrait on dire, de ces recherches d’isolement et d’ascèse à des époques variables et dans des sociétés et des formes de civilisation plus ou moins favorables à ces pratiques de « l’érémitisme »[4]. Certains participants purent nous fournir certains détails à ce propos (le contexte saharien de C. de Foucauld, les règles des trappistes..). Toutes ces pratiques ne sont pas dans la recherche d’un soi avec Dieu, mais toutes semblent contenir la confrontation du soi avec la Nature et du soi avec sa condition humaine. Trappeurs, trappistes…Pourquoi, d’ailleurs, ces « retirés du monde » sont ils si souvent consultés sur les solutions à apporter dans les problèmes de vie quotidienne de ceux émergés dans ce monde ? Prise de distance, sagesse…désencombrement… ?
Pourtant le besoin de s’isoler, d’être seul émergea dans la discussion comme une nécessité du quotidien au sein de ce monde, de nos modes de vie affairés et sans en interrompre nécessairement le cours : se retirer pour lire, se retirer pour écrire, se retirer pour contempler, prendre son sac à dos et monter au Pic Saint Loup.
C’est là une « solitude nourrie », un ré-accordement de soi. C’est aussi une condition du penser par soi même, de la pensée tout court. Socrate, pourtant le plus sociable des humains toujours présent sur l’agora, est souvent décrit par ses nombreux témoins comme se faisant attendre car il est en réflexion. Pour H.Arendt, « être avec moi-même et juger par moi-même s’articulent et s’actualisent dans les processus de pensée, et chaque processus de pensée est une activité au cours de laquelle je me parle de ce qui se trouve me concerner. Le mode d’existence qui est présent dans ce dialogue silencieux, je l’appellerai solitude, qui représente davantage que les autres modes d’être seul, en particulier et surtout l’esseulement et l’isolement, et qui est différente d’eux ».[5] Un proverbe kurde ne dit-il pas « la solitude est le nid de la pensée » ?
Cette « capacité à être seul », à savoir faire le vide et se retrouver soi même ou chez soi (cf notre café philo privé/public), pour renforcer sa propre compétence à « habiter sa vie », ne convient il pas de la penser comme nécessaire dans les apprentissages, au cours de l’éducation dès l’enfance ? Mais alors la garantie de sécurité, voire le sentiment d’être aimé ou en tous cas de ne pas risquer l’abandon, semblent en être les conditions indispensables dont le défaut, a contrario, peut expliquer cette incapacité à être seul, avec des comportements de surexposition ou d’angoisse de certains sujets humains.
Compte rendu réalisé par Pierre M. 30/10/2012 merle.pierre@orange.fr
[1] Jean Furtos, chef de service psychiatrique lyonnais, dirigeant de l’Observatoire National des pratiques en santé mentale et précarité et de sa revue Rhizome en définit les signes cliniques ainsi : tendance à anesthésier le corps, à émousser ses émotions, à inhiber en partie sa pensée, …à ne plus demander d’aide, perte du sentiment de honte, incurie personnelle ou de l’habitat, sorte de « congélation du moi » etc
[2] On peut trouver le dernier rapport de l’observatoire des souffrances psychiques de Sos Amitié sur son site http://www.sos-amitie.com
[3] Certains prônent aujourd’hui, en reprenant le terme anglo-saxon, une généralisation du « care », une « politique du care »..un objet pour un café philo à venir ?
[4] Chapitres sur « la naissance de l’individu en Grèce » avec des écoles post-socratiques telles que les cyniques (Diogène et le refus des conventions) ;« les pères du désert » (début du christianisme en Egypte), le phénomène des ermites russes (startsy), byzantins et coptes très développés depuis le XVIII° ; Charles de Foucauld 1858-1916; Ramakrishna l’hindou 1833- 1886 ; David Henry Thoreau écrivain américain 1817-1862 qui fit l’expérience de l’isolement puis prôna la « désobéissance civile » qui influença Gandhi ;Thomas Merton et la trappe du Kentucky 1915-1969 ; et le petit épisode curieux des « ermites d’ornement » dans la bonne société anglaise du XVIII°
[5] Je peux fournir ce texte plus intégralement ; me le demander via merle.pierre@orange.fr