Suite du café Philo de février 2016 sur la thématique du DON
« Donnez donc maintenant, afin que la saison du don soit la vôtre et non celle de vos héritiers. » (Gibran)
Cette soirée du café philo sur la thématique du don fut …. difficile.
Votre animateur, que je suis, a eu l’impression de ne rien maitriser du tout !
Je m’en suis pris à la fatigue qui était la mienne et à la précipitation dans mon agenda qui m’a empêché de me concentrer dans les heures précédentes.
Car je crois qu’il serait bon parfois de structurer nos discussions, c’est-à-dire que je fasse dès le départ une proposition de questions à examiner les unes après les autres comme des chapitres.
C’est moins une question d’ordre (on ne vient pas à une soirée de loisir pour ça) que d’éviter la cacophonie qui empêche d’entendre les paroles précieuses, les beaux solos qui, pourtant, ne manquent pas.
Merci à celles et ceux qui m’aident à faire circuler la parole au plus près des règles que nous nous sommes données (se signaler en levant la main, laisser la priorité à qui n’a pas encore parlé …) ; merci à celles et ceux qui parviennent à refouler nos impulsions naturelles à causer entre nous
dans notre coin … et merci d’avance à celles et ceux qui y parviendront bientôt !!
La configuration de cette salle (dans ce lieu que nous aimons tant), avec cette très longue table, est propice aux apartés : le problème n’est pas du tout un problème moral (de comportement si on veut) mais un problème purement mécanique, technique presque, d’échange en grand groupe qui atteint presque la taille d’une assemblée.
Et pourtant plein de pépites au cours de cette soirée …
Le don est une pratique individuelle et une pratique sociale, tirant sa signification des relations au sein des diverses sociétés.
La conciliation entre
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le don comme pratique libre, spontanée, volontaire, le don exalté et encouragé dès l’enfance comme expression de la valeur de générosité d’une part
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et les obligations et contraintes sociales de donner-recevoir-rendre existants sous des formes diverses (et à propos de choses aussi différentes que des biens, des services, des animaux voire des êtres humains, des organes ou tout simplement du temps) dans toutes les sociétés,
cette conciliation a été approchée à de nombreuses reprises au cour de la soirée ; ceci même si on n’est pas parvenu à une conclusion nette, du fait de la complexité (voire du mystère) qui subsiste autour de cette notion humaine.
On veut pouvoir donner librement (c’est pourquoi l’obligation rituelle du cadeau à Noël peut nous peser) et, en même temps, on ne peut pas ne pas donner pour rester en relation.
Il a fallu parfois se méfier du vocabulaire courant qui magnifie certaines réalités (« le don de la vie » par la femme qui enfante par ex.) ou laisser de côté tout ce qui relève de la théologie (les dons des dieux aux humains, les offrandes humais aux dieux) qui mériteraient un examen plus approfondi.
C’est au travers du témoignage de Laetitia sur une rencontre, une de celles qui relève de nos pratiques urbaines les plus quotidiennes, la réaction face à une demande mendiante, que nous avons éprouvé, je crois, une des réalités les plus profondes : le trouble, le malaise, donc le mystère de l’irrationalité, qu’il peut y avoir parfois dans le recevoir. Surtout si, comme dans ce qui nous était relaté ici, celui qui, dans la position de départ était sollicité comme donneur, se retrouve dans la position de recevoir (c’est le SDF qui finit par donner).
Ce fut enfin une soirée où une pratique de don/cadeau se fit en direct à l’initiative de Geneviève.
→ Je joins trois textes pour clôturer cette séquence du café philo.
Le premier est l’écrit de ce qui a été lu par Carole (Gibran).
Le second est un texte du sociologue Pierre Bourdieu qui réfléchit et approfondit ce qui se passe dans les habitudes sociales de valoriser des pratiques (ostentatoires ou non) de don, inconditionnel a priori, alors que, pourtant il y a toujours plus ou moins du contre-don qui est attendu ou sollicité.
Le troisième, pour notre plaisir, n’est autre que la réplique de Maitre Jacques à son maitre, Harpagon, l’avare, qui l’a pressé de lui dire tout ce qui se dit dans son dos. Merci Molière !
Pierre M 21/02/2016
TEXTE 1 Extrait de Le Prophète de K.Gibran
(source Wikipedia) Gibran Khalil Gibran est un poète et peintre libanais, né le 6 janvier 1883 à Bcharré au Liban et mort le 10 avril 1931 à New York. Il a séjourné en Europe et passé la majeure partie de sa vie aux États-Unis. Publié en 1923 et composé de vingt-six textes poétiques, son recueil Le Prophète est devenu particulièrement populaire pendant les années 1960 dans le courant de la contre-culture et les mouvements New Age. On a comparé Gibran à William Blake[1], et il est appelé par l’écrivain Alexandre Najjar le « Victor Hugo libanais ».
Écrit en anglais, le Prophète est une œuvre poétique faite d'aphorismes et de paraboles, livrés par un prophète en exil sur le point de rentrer chez lui. Aux grandes questions de la vie, celui-ci livre au peuple qui l'a accueilli pendant douze ans des réponses simples et pénétrantes. Des thèmes universels sont abordés, mais le fil conducteur reste l'amour. À côté des grandes questions de la vie pratique, comme le mariage ou les enfants, le lecteur découvre la connaissance de soi et la religion, conçue ici comme universelle. Ainsi, ce qui fait le succès du Prophète est son universalisme, apte à en faire le livre de chevet de tout un chacun, emportant l'adhésion par de grandes valeurs comme la liberté, l'amour, le respect de l'autre. En cela, le Prophète est un écrit totalement humaniste.
Alors un homme riche dit, Parlez-nous du Don.
Et il répondit :
Vous donnez, mais bien peu quand vous donnez de vos possessions.
C’est lorsque vous donnez de vous-même que vous donnez véritablement.
Car que sont vos possessions, sinon des choses que vous conservez et gardez par peur d’en avoir besoin le lendemain ?
Et demain, qu’apportera demain au chien trop prévoyant qui enterre ses os dans le sable sans pistes, tandis qu’il suit les pèlerins dans la ville sainte ?
Et qu’est-ce que la peur de la misère sinon la misère elle-même ?
La crainte de la soif devant votre puits qui déborde n’est-elle pas déjà une soif inextinguible ?
Il y a ceux qui donnent peu de l’abondance qu’ils possèdent — et ils le donnent pour susciter la gratitude et leur désir secret corrompt leurs dons.
Et il y a ceux qui possèdent peu et qui le donnent en entier.
Ceux-là ont foi en la vie et en la générosité de la vie, et leur coffre ne se vide jamais.
Il y a ceux qui donnent avec joie, et cette joie est leur récompense.
Et il y a ceux qui donnent dans la douleur, et cette douleur est leur baptême.
Et il y a ceux qui donnent et qui n’en éprouvent point de douleur, ni ne recherchent la joie, ni ne donnent en ayant conscience de leur vertu.
Ils donnent comme, là-bas, le myrte exhale son parfum dans l’espace de la vallée.
Par les mains de ceux-là Dieu parle, et du fond de leurs yeux Il sourit à la terre.
Il est bon de donner lorsqu’on vous le demande, mais il est mieux de donner quand on ne vous le demande point, par compréhension ;
Et pour celui dont les mains sont ouvertes, la quête de celui qui recevra est un bonheur plus grand que le don lui-même.
Et n’y a-t-il rien que vous voudriez refuser ?
Tout ce que vous possédez, un jour sera donné ;
Donnez donc maintenant, afin que la saison du don soit la vôtre et non celle de vos héritiers.
Vous dites souvent : « Je donnerai, mais seulement à ceux qui le méritent ».
Les arbres de vos vergers ne parlent pas ainsi, ni les troupeaux dans vos pâturages.
Ils donnent de sorte qu’ils puissent vivre, car pour eux, retenir est périr.
Assurément, celui qui est digne de recevoir ses jours et ses nuits est digne de recevoir tout le reste de vous.
Et celui qui mérite de boire à l’océan de la vie mérite de remplir sa coupe à votre petit ruisseau.
Et quel mérite plus grand peut-il exister que celui qui réside dans le courage et la confiance, et même dans la charité, de recevoir ?
Et qui êtes-vous pour qu’un homme doive dévoiler sa poitrine et abandonner sa fierté, de sorte que vous puissiez voir sa dignité mise à nu et sa fierté exposée ?
Veillez d’abord à mériter vous-même de pouvoir donner, et d’être un instrument du don.
Car en vérité c’est la vie qui donne à la vie — tandis que vous, qui imaginez pouvoir donner, n’êtes rien d’autre qu’un témoin.
Et vous qui recevez — et vous recevez tous — ne percevez pas la gratitude comme un fardeau, car
ce serait imposer un joug à vous-même, comme à celui qui donne.
Élevez-vous plutôt avec celui qui vous a donné par ses offrandes, comme avec des ailes.
Car trop se soucier de votre dette est douter de sa générosité, qui a la terre bienveillante pour mère, et Dieu pour père
TEXTE 2 Pierre Bourdieu in Raisons pratiques , sur la théorie de l’action 1994
« Mauss décrivait l’échange de dons comme une suite continue d’actes généreux ; Levi-Strauss le définissait comme une structure de réciprocité transcendante aux actes d’échanges où le don renvoie au contre-don. Quant à moi, j’ai indiqué que ce qui était absent de ces deux analyses, c’était le rôle déterminant de l’intervalle temporel entre le don et contre-don, le fait que pratiquement dans toutes les sociétés il est tacitement admis qu’on ne rend pas sur le champ ce qu’on a reçu, ce qui reviendrait à refuser. Puis je me suis interrogé sur la fonction de cet intervalle : pourquoi faut-il que le contre-don soit différé et différent ? Et j’ai montré que l’intervalle avait pour fonction de faire écran entre le don et le contre-don et de permettre à deux actes parfaitement symétriques d’apparaitre comme des actes uniques, sans lien. Si je veux vivre mon don comme un don gratuit, généreux, qui n’est pas destiné à être payé de retour, c’est d’abord parce qu’il y a un risque, si minime soit-il, qu’il n’y ait pas de retour (il y a toujours des ingrats), donc un suspense, une incertitude qui fait exister comme tel l’intervalle entre le moment où l’on donne et le moment où l’on reçoit. Dans les sociétés comme la société kabyle [que Bourdieu a particulièrement étudié], la contrainte est en fait très grande et la liberté de ne pas rendre infime. Mais la possibilité en existe et, du même coup, la certitude n’est pas absolue. Tout se passe donc comme si l’intervalle de temps qui distingue [qui fait la différence entre] l‘échange de dons et le donnant-donnant était là pour permettre à celui qui donne de vivre son don comme un don sans retour et non déterminé par le
don initial.
Dans la réalité, la vérité structurale qu’a mise au jour Levi-Strauss n’est pas ignorée. J’ai recueilli en Kabylie de nombreux proverbes qui disent à peu près que le cadeau est un malheur parce que, finalement, il faut le rendre (c’est la même chose pour la parole ou le défi). Dans tous les cas, l’acte initial est une atteinte à la liberté de celui qui reçoit. Il est gros d’une menace : il oblige à rendre et à rendre plus ; en outre il crée des obligations, il est une manière de tenir [autrui] en faisant des obligés.
Mais cette vérité structurale est comme refoulée collectivement. On peut en comprendre l’existence de l’intervalle temporel que si on fait l’hypothèse que celui qui donne et celui qui reçoit collaborent, sans le savoir, à un travail de dissimulation tendant à dénier la vérité de l’échange, le donnant-donnant qui représente l’anéantissement de l’échange de dons.
[A partir de cette vérité objective qu’il s’agit bien, en fin de compte, d’un échange, le sociologue, dans son objectivisme, peut-il se contenter de mettre cette vérité à nu et de réduire le processus à cela ? Il prend alors « le risque de décrire comme un calcul cynique un acte qui se veut désintéresser et qu’il faut prendre comme tel, dans sa vérité vécue » alors qu’il faut en tenir compte dans le modèle théorique »]
[…]Dans l’échange de dons, le prix doit être laissé dans l’implicite (c’est l’exemple de l’étiquette) : je ne veux pas savoir la vérité du prix et je ne veux pas que l’autre la sache. Tout se passe comme si on s’accordait pour éviter de se mettre explicitement d’accord sur la valeur relative des choses échangées pour refuser toute définition préalable, explicite, des termes de l’échange, c’est-à-dire du prix.
[On est là dans l’économie des échanges symboliques qui a donc, en son cœur, un véritable tabou, une sorte d’interdit à mettre à jour, à rendre explicite, la vérité de l’échange, du type : je sais que tu sais que quand je te donne , je sais que tu me rendras etc. L’intérêt économique y est euphémisé .
« Le travail symbolique consiste à mettre en forme et à mettre des formes. Ce que demande le groupe, c’est qu’on mette des formes et qu’on fasse honneur à l’humanité des autres en attestant sa propre humanité en affirmant son point d’honneur spiritualiste. […] Les euphémismes pratiques sont des espèces d’hommage que l’on rend à l’ordre social et aux valeurs que l’ordre social exalte [la générosité] tout en sachant qu’elles sont vouées à être bafouées » Ce qui est attendu des agents sociaux, dans la perspective de Bourdieu, c’est qu’ils donnent des signes visibles que, s’ils pouvaient, ils respecteraient la règle sociale, comme dans la formule « l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu »]
TEXTE 3 Molière, in L’avare (1669) acte 3.
HARPAGON.- Pourrais-je savoir de vous, Maître Jacques, ce que l’on dit de moi ?
MAÎTRE JACQUES.- Oui, Monsieur, si j’étais assuré que cela ne vous fâchât point.
HARPAGON.- Non, en aucune façon.
MAÎTRE JACQUES.- Pardonnez-moi ; je sais fort bien que je vous mettrais en colère.
HARPAGON.- Point du tout ; au contraire, c’est me faire plaisir, et je suis bien aise d’apprendre comme on parle de moi.
MAÎTRE JACQUES.- Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu’on se moque partout de vous ; qu’on nous jette de tous côtés cent brocards à votre sujet ; et que l’on n’est point plus ravi, que de vous tenir au cul et aux chausses De vous tenir au cul et aux chausses : de vous empoigner, de se saisir de vous. , et de faire sans cesse des contes de votre lésine. L’un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous faites doubler les quatre-temps, et les vigiles, afin de profiter des jeûnes, où vous obligez votre monde. L’autre, que vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes, ou de leur sortie d’avec vous, pour vous trouver une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu’une fois vous fîtes assigner le chat d’un de vos voisins, pour vous avoir mangé un reste d’un gigot de mouton. Celui-ci, que l’on vous surprit une nuit, en venant dérober vous-même l’avoine de vos chevaux ; et que votre cocher, qui était celui d’avant moi, vous donna dans l’obscurité je ne sais combien de coups de bâton dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin voulez-vous que je vous dise, on ne saurait aller nulle part où l’on ne vous entende accommoder de toutes pièces Où l’on ne vous entende accommoder de toutes pièces : où l’on ne vous ridiculise de la tête aux pieds. . Vous êtes la fable et la risée de tout le monde, et jamais on ne parle de vous, que sous les noms d’avare, de ladre, de vilain, et de fesse-mathieu Ces quatre termes sont tous synonymes d’avare. HARPAGON, en le battant.- Vous êtes un sot, un maraud, un coquin, et un impudent