L’Amitié
« Deux êtres qui marchent unis » (l’Iliade)
Traces café φ du 19 décembre 2013
►Intenses échanges en cette soirée autour de l’ « amitié » [l’A] : la cerner au mieux, réfléchir à ses conditions d’existence ou d’absence, juger de sa valeur (ce qui fait son prix) D’emblée, un mot puissant : « soudés ». C’est dire la force toute mécanique de cet attachement…au point de ne plus « faire qu’un ? ». Il ne semble pas : car chacun s’accorde qu’il y a bien deux êtres, deux personnalités en communication.
►L’Amitié exige ce grand A que nous lui mettons ici : copain, pote, collègues...ne sont pas des amis. L’A, c’est une construction qui demande du temps : « je ne suis pas amie en deux mois »…d’autant que c’est pour la vie. Ça n’exclut pas –d’autres en témoignent- les désirs d’amitié subits, comme dans les coups de foudre : telle personne rencontrée lors d’une soirée, une conversation, une complicité qui nait, un fort sentiment que c’est (déjà) un-e ami-e. (A chacun de mettre en acte, réaliser ensuite, faire passer de potentiel à effectif). Affinité, feeling, reconnaissance, sensibilité partagée (part animale de l’A ?) constituent les ingrédients. Voir les textes 4 et 3 plus loin : Aristote insiste sur le temps nécessaire à la construction de l’amitié, Montaigne nous décrit son amitié comme subite.
►Une relation exclusivement duelle ? Pourtant : les groupes d’amis ? Il semble que ça n’évite pas une intronisation de la relation amicale avec chacun, au un par un. Notons que lors de la soirée, très centrée sur la recherche des vérités profondes de l’A et des sentiments d’A, très peu de choses ont été dites sur ces micro-pratiques qui –mieux que toutes autres formes de déclaration verbale- facilitent l’entrée en amitié, son développement, son maintien : invitations mutuelles, se donner et demander des nouvelles, faire ensemble, amasser du « vécu », voire affronter une adversité commune)
►Mais note pêche palavassienne d’un soir aux idées et idéaux sur l’A, a ramené dans ses filets des termes qui disent avec encore plus de force ce qu’il en est ou ce qu’il doit en être : l’A, c’est de l’ordre du don de soi, non monnayable, ça exclut l’idée d’intérêt. Le don, ça signifie qu’on exige rien en échange. Différent en cela de toutes les autres transactions sociales. Certes la condition de « liberté » a été mise en avant. A = acte, engagement de quelqu’un de libre et qui laisse autrui libre. Mais nous n’avons pas exploré plus avant les effets de l’A pour soi même. Et, donc, les « bénéfices » psychiques, affectifs, de personnalité dont ce n’est pas nier l’idéal de gratuité que de les admettre. Car il y a le contraire d’un renoncement ou d’une perte, il y a source et enrichissement. «Complétude» est-il dit.
►Basée sur l’estime de l’autre et orientée vers « vouloir son bien », l’A se caractérise par une entrée dans l’intimité de l’un et de l’autre. Fréquemment ça se traduit par une sorte d’agrégation à sa propre famille. L’ami : un familier, soit. Mais sur les rapports famille/ ami plusieurs séquences ont été abordées. Par exemple : peut –il y avoir amitié entre membres de la fratrie ? Non, disent certains. D’autres constatent que, dans des familles nombreuses notamment, peuvent se développer des liens plus amicaux entre certains des frères et sœurs. On a touché par là la question de la différence a priori ente des liens non choisis (le lien familial) et le lien électif, choisi de l’A. Mais on constate une certaine flexibilité. Dans le langage quotidien, pas seulement rhétorique, il est classique d’entendre « mon ami(e), mon frère (sœur) ». Et, en même temps, pourquoi se priver de la richesse du « nuancier » que nous assure la pluralité des types de liens ? Une place différente n’est pas forcément de moins bonne qualité ou de moins bon rang. Dans la création de son univers personnel de liens, l’être humain n’est pas tenu par des quota à respecter ! « Veux-tu être mon ami ? » demande l’enfant. A entendre : Veux-tu prendre place dans les gens importants pour moi ? Amitié et conjugalité aussi. Laissons à part l’euphémisme contemporain qui désigne par « mon ami-e » la personne avec qui on est en union de type conjoint. Mais il a été évoqué des situations de risque encouru par l’amitié quand une relation amoureuse ou conjugale nouvelle de l’un des membres se développe sur le mode de l’exclusivité.
►Deux points adjacents à tout cela et de grande importance :
1/ les amitiés de femmes. Femmes entre elles d’abord : elles sont peu valorisées dans la littérature et l’espace public, voire rapidement « suspectées » d’être homosexuelles (lesbianisme). Alors que l’amitié féminine est abondante dans la réalité ! Amitiés de femmes avec des hommes ensuite (et vice-versa bien sûr) : tabou ? Impossibles ? Vouées à l’échec ou au changement de registre ? Fabienne et Geneviève nous relatent un interview conjoint (madame Figaro Août 2013) de Françoise Héritier –anthropologue, spécialiste du masculin/ féminin en tant que rôle différentiel donné dans les sociétés) et laure Adler, journaliste, productrice, écrivain, notamment sur l’histoire des femmes (biographies de F. Giroud, H.Arendt, M.Duras…). Tous les embarras liés à ces questions d’amitiés féminines sont attestés dans les propos tenus mais aussi une affirmation selon quoi les choses changent : l’une a son ancien mari comme excellent ami, l’autre comme ami le plus cher un homme (même si de fait celui-ci a les mêmes sentiments mais ne manifeste pas son amitié de la même manière).
2/ les relations amicales ne se nouent-elles pas seulement à l’intérieur du même « niveau » social ou socio-culturel ? Bien sûr, sociologiquement (occasions de socialisation, système de reproduction sociale), il y a des « chances » que ce soit comme cela, le modèle du brassage des classes sociales dans les troupes militaires en guerre étant désormais loin derrière nous. Mais ce n’est pas posé –ni à poser- comme idéal. Et les récits d’amitié socialement impossibles entre des gens inégaux de condition, voire en relation de subordination l’un à l’autre (maître et vieux serviteur), sont des récits qui exaltent. Robinson et son Vendredi, Don Quichotte et Sancho Panca, qu’en fut-il, par-delà le rudoiement parfois : un long compagnonnage et une connaissance mutuelle qui amènent le respect mais aussi une forme d’indissolubilité du lien semblable à l’amitié ?
Des ruptures d’amitié (dans la piste nous disions : épreuves), des amitiés d’enfance et d’enfants, des cas de solitude , des cas peut-être « d’incompétence » à l’amitié, nous n’avons guère parlé. Mais la porte est ouverte : on peut rajouter des codicilles lors des séances à venir. Et l’amour !!
Concluons sur l’amitié dans les œuvres sans respecter l’ordre chronologique: l’art populaire de l’opérette avec un extrait de Quatre jours à Paris » de Francis Lopez que nous avons entonné sous la baguette de Mary et Bernard (texte 1) ; un extrait de terre des Hommes de Saint Exupéry, retrouvé par Jean pour étayer ce qu’il nous en avait dit (texte 2) ; Montaigne, bien sûr, son célèbre passage sur son amitié avec La Boétie qui nous fut lu par Geneviève (texte 3). J’y rajoute quelques passages d’Aristote dans son Éthique à Nicomaque (texte 4)
Texte 1
Chanson Quand on est deux amis dans « Quatre jours à Paris » de Francis Lopez.
Quand on est deux amis
Et que toujours unis Sur le même chemin
On va mai dans la main
On arrive à bon port
Et l’on est bien plus forts
Pour lutter contre les coups du sort
Dans les plus mauvais jours Comme dans les bons jours
L’amitié vaut bien mieux que l’amour
On est toujours d’accord
A la vie , à la mort
Quand on est, quand on est deux amis !
Texte 2
Extrait de Antoine de Saint-Exupéry, in Terre des hommes, pages 40 et 41, édition Le livre de poche, Paris, 1er trimestre 1966
" Nous avons en effet l'habitude d'attendre longtemps les rencontres.(...) Il faut le hasard des voyages pour rassembler, ici ou là, les membres dispersés(...) Autour de la table d'un soir, à Casablanca, à Dakar, à Buenos Aires, on reprend, après des années de silence, ces conversations, on se renoue aux vieux souvenirs. Puis l'on repart. La terre ainsi est à la fois déserte et riche.(...) ils sont quelque part, on ne sait pas trop où, silencieux et oubliés, mais tellement fidèles ! Et si nous croisons leur chemin, ils nous secouent par les épaules avec de belles flambées de joie ! Bien sûr, nous avons l'habitude d'attendre...
" Mais peu à peu nous découvrons que le rire clair de celui-là nous ne l'entendrons plus jamais [celui qui s'est tué en avion] (...) Rien, jamais, en effet, ne remplacera le compagnon perdu. On ne se crée point de vieux camarades. Rien ne vaut le trésor de tant de souvenirs communs, de tant de mauvaises heures vécues ensemble, de tant de brouilles, de réconciliations, de mouvements du cœur. On ne reconstruit pas ces amitiés là.(...) Et à nos deuils se mêle désormais le regret secret de vieillir."
Texte 3
Montaigne, un chapitre de ses Essais (1530)
Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais [Etienne de La Boétie] , je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant :
« Parce que c'était lui, parce que c'était moi. »
Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulièrement, ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années, elle n'avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soi. Ce n'est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.
Texte 4
Aristote in Ethique à Nicomaque (vers 350 av JC)
L’amitié est en effet une certaine vertu, ou ne va pas sans vertu ; de plus, elle est ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre. Car sans amis personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens (et de fait les gens riches, et ceux qui possèdent autorité et. pouvoir semblent bien avoir plus que quiconque besoin d’amis à quoi servirait une pareille prospérité, une fois ôtée la possibilité de répandre des bienfaits, laquelle se manifeste principalement et de la façon la plus digne d’éloge, à l’égard des amis ? Ou encore, comment cette prospérité serait-elle gardée et préservée sans amis ? Car plus elle est grande, plus elle est exposée au risque). Et dans la pauvreté comme dans tout autre infortune, les hommes pensent que les amis sont l’unique refuge. L’amitié d’ailleurs est un secours aux jeunes gens, pour les préserver de l’erreur ; aux vieillards, pour leur assurer des soins et suppléer à leur manque d’activité dû à la faiblesse ; à ceux enfin qui sont dans la fleur de l’âge, pour les inciter aux nobles actions […]*
L’amitié semble aussi constituer le lien des cités, et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu’à la justice même en effet, la concorde, qui parait bien être un sentiment voisin de l’amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs, alors que l’esprit de faction, qui est son ennemie, est ce qu’ils pourchassent avec le plus d’énergie. Et quand les hommes sont amis il n’y a plus besoin de justice, tandis que s’ils se contentent d’être justes ils ont en outre besoin d’amitié, et la plus haute expression de la justice est, dans l’opinion générale, de la nature de l’amitié. Non seulement l’amitié est une chose nécessaire, mais elle est aussi une chose noble nous louons ceux qui aiment leurs amis, et la possession d’un grand nombre d’amis est regardée comme un bel avantage ; certains pensent même qu’il n’y a aucune différence entre un homme bon et un véritable ami […]
Les divergences d’opinion au sujet de l’amitié sont nombreuses. Les uns la définissent comme une sorte de ressemblance, et disent que ceux qui sont semblables sont amis, d’où les dictons : le semblable va à son semblable le choucas va au choucas et ainsi de suite. D’autres au contraire, prétendent que les hommes qui se ressemblent ainsi sont toujours comme è des potiers l’un envers l’autre. […]
Ces matières gagneraient peut-être en clarté si nous connaissions préalablement ce qui est objet de l’amitié. Il semble, en effet, que tout ne provoque pas l’amitié, mais seulement ce qui est aimable, c’est-à-dire ce qui est bon, agréable ou utile. On peut d’ailleurs admettre qu’est utile ce par quoi est obtenu un certain bien ou un certain plaisir, de sorte que c’est seulement le bien et l’agréable qui seraient aimables, comme des fins Dans ces conditions, est-ce que les hommes aiment le bien réel, ou ce qui est bien pour eux car il y a parfois désaccord entre ces deux choses. Même question en ce qui concerne aussi l’agréable. Or, on admet ordinairement que chacun aime ce qui est bon pour soi-même, et que ce qui est réellement un bien est aimable d’une façon absolue tandis que ce qui est bon pour un homme déterminé est aimable seulement pour lui. […]
Il y a donc trois objets qui font naître l’amitié. L’attachement pour les choses inanimées ne se nomme pas amitié, puisqu’il n’y a pas attachement en retour, ni possibilité pour nous de leur désirer du bien (il serait ridicule sans doute de vouloir du bien au vin par exemple ; tout au plus souhaite t-on sa conservation, de façon à l’avoir en notre possession) ; s’agit-il au contraire d’un ami, nous disons qu’il est de notre devoir de lui souhaiter ce qui est bon pour lui. Mais ceux qui veulent ainsi du bien à un autre, on les appelle bienveillants quand le même souhait ne se produit pas de la part de ce dernier, car ce n’est que si la bienveillance est réciproque qu’elle est amitié Ne faut-il pas ajouter encore que cette bienveillance mutuelle ne doit pas demeurer inaperçue ? Beaucoup de gens ont de la bienveillance pour des personnes qu’ils n’ont jamais vues mais qu’ils jugent honnêtes ou utiles, et l’une de ces personnes peut éprouver ce même sentiment à l’égard de l’autre partie. Quoiqu’il y ait manifestement alors bienveillance mutuelle, comment pourrait-on les qualifier d’amis, alors que chacun d’eux n’a pas connaissance des sentiments personnels de l’autre ? Il faut donc qu’il y ait bienveillance mutuelle, chacun souhaitant le bien de l’autre ; que cette bienveillance ne reste pas ignorée des intéressés ; et qu’elle ait pour cause l’un des objets dont nous avons parlé […]
On aura dès lors trois espèces d’amitiés […] Ainsi donc, ceux dont l’amitié réciproque a pour source l’utilité ne s’aiment pas l’un l’autre pour eux-mêmes mais en tant qu’il y a quelque bien qu’ils retirent l’un de l’autre. De même encore ceux dont l’amitié repose sur le plaisir ce n’est pas en raison de ce que les gens d’esprit sont ce qu’ils sont en eux-mêmes qu’ils les chérissent, mais parce qu’ils les trouvent agréables personnellement. Par suite ceux dont l’amitié est fondée sur l’utilité aiment pour leur propre bien, et ceux qui aiment en raison du plaisir, pour leur propre agrément, et non pas dans l’un et l’autre cas en tant ce qu’est en elle-même la personne aimée mais en tant qu’elle est utile ou agréable. Dès lors ces amitiés ont un caractère accidentel, puisque ce n’est pas en tant ce qu’elle est essentiellement que la personne aimée est aimée, mais en tant qu’elle procure quelque bien ou quelque plaisir, selon le cas. Les amitiés de ce genre sont par suite fragiles, dès que les deux amis ne demeurent pas pareils à ce qu’ils étaient s’ils ne sont plus agréables ou utiles l’un à l’autre, ils cessent d’être amis. Or, l’utilité n’est pas une chose durable, mais elle varie suivant les époques. Aussi, quand la cause qui faisait l’amitié a disparu, l’amitié elle-même est-elle rompue, attendu que l’amitié n’existe qu’en vue de la fin en question. C’est surtout chez les vieillards que cette sorte d’amitié se rencontrer (car les personnes de cet âge ne poursuivent pas J’agrément mais le profit), et aussi chez ceux des hommes faits et des jeunes gens qui recherchent leur intérêt.[…]
D’autre part, l’amitié chez les jeunes gens semble avoir pour fondement le plaisir ; car les jeunes gens vivent sous l’empire de la passion, et ils poursuivent surtout ce qui leur plaît personnellement et le plaisir du moment ; mais en avançant en âge, les choses qui leur plaisent ne demeurent pas les mêmes. C’est pourquoi ils forment rapidement des amitiés et les abandonnent avec la même facilité, car leur amitié change avec l’objet qui leur donne du plaisir, [1156b] et les plaisirs de cet âge sont sujets à de brusques variations. Les jeunes gens ont aussi un penchant à l’amour, car une grande part de l’émotion amoureuse relève de la passion et a pour source le plaisir. De là vient qu’ils aiment et cessent d’aimer avec la même rapidité, changeant plusieurs fois dans la même journée. Ils souhaitent aussi passer leur temps et leur vie en compagnie de leurs amis, car c’est de cette façon que se présente pour eux ce qui a trait à l’amitié. […]
Mais la parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu : car ces amis-là se souhaitent pareillement du bien les uns aux autres en tant qu’ils sont bons, et ils sont bons par eux-mêmes. Mais ceux qui souhaitent du bien à leurs amis pour l’amour de ces derniers sont des amis par excellence (puisqu’ils se comportent ainsi l’un envers l’autre en raison de la propre nature de chacun d’eux, et non par accident) ; aussi leur amitié persiste-t-elle aussi longtemps qu’ils sont eux-mêmes bons, et la vertu est une disposition stable. Et chacun d’eux est bon à la fois absolument et pour son ami, puisque les hommes bons sont en même temps bons absolument et utiles les uns aux autres. Et de la même façon qu’ils sont bons ils sont agréables aussi l’un pour l’autre : les hommes bons sont à la fois agréables absolument et agréables les uns pour les autres, puisque chacun fait résider son plaisir dans les actions qui expriment son caractère propre, et par suite dans celles qui sont de même nature, et que, d’autre part, les actions des gens de bien sont identiques ou semblables à celles des autres gens de bien. Il est normal qu’une amitié de ce genre soit stable, car en elle se trouvent réunies toutes les qualités qui doivent appartenir aux amis. Toute amitié, en effet, a pour source le bien ou le plaisir, bien ou plaisir envisagés soit au sens absolu, soit seulement pour celui qui aime, w c’est-à-dire en raison d’une certaine ressemblance ; mais dans le cas de cette amitié, toutes les qualités que nous avons indiquées appartiennent aux amis par eux-mêmes (car en cette amitié les amis sont semblables aussi pour les autres qualités) et ce qui est bon absolument est aussi agréable absolument. Or, ce sont là les principaux objets de l’amitié, et dès lors l’affection et l’amitié existent chez ces amis au plus haut degré et en la forme la plus excellente. Il est naturel que les amitiés de cette espèce soient rares, car de tels hommes sont en petit nombre. En outre, elles exigent comme condition supplémentaire, du temps et des habitudes communes, car, selon le proverbe, il n’est pas possible de se connaître l’un l’autre avant d’avoir consommé ensemble la mesure de sel dont parle le dicton ni d’admettre quelqu’un dans son amitié, ou d’être réellement amis, avant que chacun des intéressés se soit montré à l’autre comme un digne objet d’amitié et lui ait inspiré de la confiance. Et ceux qui s’engagent rapidement dans les liens d’une amitié réciproque ont assurément la volonté d’être amis, mais ils ne le sont pas en réalité, à moins qu’ils ne soient aussi dignes d’être aimés l’un et l’autre, et qu’ils aient connaissance de leurs sentiments : car si la volonté de contracter une amitié est prompte l’amitié ne l’est pas […]
1 Voir le texte de « pistes » décembre 2013 intitulé : « L’amitié : au cœur et…au risque de l’engagement humain. »
2 La suite du poème de Rutebeuf nous le prouve : la perte des amitiés fragilise face au combat à mener « avec pauvreté qui m’atterre, qui de partout me fait la guerre, au temps d’hiver »