TRACES CAFÉ PHILO du 20 novembre 2011 sur la COMMUNICATION
Bien des idées échangées ce soir et pas mal de recherche de formules adéquates sur ces questions de la communication ou plutôt des types de communication (sur une ligne allant du négatif au positif comme il a été proposé. Plutôt que rapporter –mal- ces échanges, je propose ici deux textes à votre lecture personnelle. Soyez persuadés qu’ils se sont imposés à mon souvenir du fait même de nos échanges, nos tâtonnements et nos trouvailles. Pierre M. 21/11/14
►TEXTE 1 ETHIQUE DE LA DISCUSSION
J’avais cité les travaux du philosophe allemand Jürgen Habermas (forgés avec K-Otto Appel) sur l’éthique de la discussion.
J’en donne ici un résumé effectué par Jean Baptiste de Foucauld dans un ouvrage de 2002 que j’aime beaucoup (Les trois cultures du développement humain, chez Odile Jacob).
Habermas réfléchissait certes plutôt à la sphère de l’espace public, y compris international (le dialogue ou les relations entre peuples et nations comme on l’a évoqué lors de cette soirée). Mais sa recherche de méthode ou de morale peut très bien s’avérer « parlante » pour le cadre plus « micro », celui des rencontres interindividuelles quotidiennes
[…]
SENS ET ÉTHIQUE DE LA DISCUSSION
Comment rassembler dans un sens commun nos différences de point de vue ? Jürgen Habermas, dans ses différents livres, notamment Morale et Communication (1986) et Théorie de l’agir communicationnel (1987) a réfléchi à a méthode permettant de parvenir à ce résultat.
La modernité se caractérise par la disjonction de trois sphères fondamentales de la rationalité, celle de l’instrumental, celle de l’esthétique, celle de l’éthique. Elles ne coïncident plus, ont chacune leur autonomie et leur vie propre : l’économie a ses lois propres ; l’esthétique, lorsque l’économie lui laisse un peu de place, se détache de la réalité et devient abstraite ; la morale se replie dans la sphère privée. Cette division déjà notée par Maw Weber est la cause du désenchantement : le monde n’a plus ni unité ni poésie et l’homme est divisé d’avec lui-même et d’avec la nature. Le moment est venu de rapprocher ces rationalités et sinon de les unifier, du moins de leur permettre de dialoguer, de s’interpénétrer, de se féconder mutuellement. Il n’est pas question pour Habermas de revenir, du moins à ce stade, à une vision unifiée du monde ; il s’agit de mettre en place une méthode, une procédure qui permette de trouver un accord suffisant entre des points de vue très différents, très identitaires, correspondant au « monde vécu » de chacun, c'est-à-dire cet ensemble de comportements et de jugement qui nous constituent, que nous considérons comme « allant de soi » et comme « naturels » alors qu’ils ne sont nullement vécus comme tels par les autres. Cette méthode est exigeante, il s’agit d’ailleurs plus que d’une méthode, véritablement d’une morale portant sur les règles de la bonne communication intersubjective.
Habermas fait une distinction importante entre acteurs stratégiques et acteurs communicationnels.
L’acteur stratégique sait où il veut aller, il a son sens à lui qu’il ne met pas en débat mais qu’il veut faire accepter par les autres. Ses paroles, ses actes sont déterminés par le résultat à atteindre (se faire élire, obtenir telle ou telle décision etc…). L’acteur communicationnel au contraire accepte de mettre en jeu dans un dialogue sa vision des choses, soit qu’il la considère comme non aboutie ou non définitive, soit qu’il entende la confronter avec d’autres pour la reformuler ou l’accorder. La démarche stratégique impose du sens par la ruse, la force ou le conflit, l’agir communicationnel, lui, construit le sens selon un processus plus démocratique, plus long mais aussi plus profond et plus durable.
Il y a donc intérêt, chaque fois que cela est possible, à suspendre l’activité stratégique pour lui substituer une activité communicationnelle reposant sur une éthique de la discussion et du débat.
On croit savoir de quoi il s’agit du fait de cet énoncé même : il s’agirait d’écoute attentive, de bonne volonté en somme. En réalité, l’éthique de l’élaboration collective est beaucoup plus que cela si elle est vraiment prise au sérieux. Elle implique une transformation des personnes et par conséquent une acceptation de celles-ci à se laisser transformer par la relation intersubjective. En effet, dans « la confrontation aux autres, chacun voit interrogé ou remise en cause la cohérence de sa propre rationalité », et donc d’une partie de son identité.
Pour bien fonctionner l’éthique du débat a besoin de quatre apports :
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la mise en commun de savoirs objectifs existant sur la question étudiée (« la constitution d’un patrimoine commun de faits à partager » dit Habermas)
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des « récits », c‘est -à- dire des faits réinterprétés à la lumière de l’expérience personnelles, pour déclencher chez les interlocuteurs des reconstructions similaires à partir de l’« expérience de soi », valorisant donc à leurs yeux les évènements auxquels ils ont participé
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des opinions et jugements. Certes ceux-ci ont trop tendance à accaparer le terrain, mais ils doivent être à la fois considérés et relativisés afin de pouvoir évoluer
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des « sentiments éprouvés » : ils ne doivent pas être censurés car ils sont un élément de la situation dont les participants au débat doivent tenir compte, à condition d’être pris comme tels et non déguisés en faits ou en jugements.
A partir de ces apports bien catégorisés, il est possible d’avancer en respectant les principes de vérité (bien distinguer les niveaux d’apport, respecter les faits…), de justesse (clarifier les finalités et ajuster les moyens) et de sincérité (ne pas polluer le débat avec des arrières pensées stratégiques).
Nous en sommes loin en général : les présupposés, es peurs, les réticences vis-à-vis d’autrui, les opinions et jugements mal fondés l’emportent de beaucoup sur un vrai désir d’information, sur l’effort d’écoute et de compréhension de l’autre, sur le souci de coordonner en bonne intelligence des plans d’action différents. Telles sont pourtant les qualités qui aident à définir un sens commun et à faire progresser concrètement la démocratie. L’énonciation des règles du jeu et la présence d’un animateur –régulateur qui les fait respecter et veille à une distribution équitable des temps de parole suffit d’ailleurs souvent à faire changer les comportements
La question de l’apprentissage, de l’expérimentation, de la généralisation de ces règles d’éthique de la discussion en vue de produire collectivement du sens est donc posée et cela dans l’ensemble des espaces sociaux, de la famille à l’État.
[L’ auteur poursuit ainsi, en résumé : nombreux sont les colloques de tous genre mais cette déontologie du débat n’y est guère respectée…idem pour les Forum ou Chat internet. Nous manquons encore cruellement d’expérience bien qu’il y ait de nombreux moments de la vie publique où cela peut d’épanouir : commissions publiques sur divers sujet. L’auteur entreprend ensuite de discuter s’il faut rechercher le consensus ou accepter les dissensus ? Les consensus mous et tièdes : non ! Mais un consensus construit par une éthique de la discussion après s’en être donné le temps : oui !]
TEXTE II 2011 Michel SERRES EDUQUER AU XXI° SIÈCLE
[L’auteur nous présente toutes les caractéristiques de nouvel humain de l’écolier d’aujourd’hui tel qu’il est apparu dans le bref laps de temps qui nous sépare des années 70 : il n’a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, n’habite plus le même espace etc… Quelles conséquences pour l’éducation ?]
Eduquer au XXIe siècle
par Michel Serres, de l'Académie française
Point de vue Lemonde.fr | 05.03.11 |
Avant d'enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit, au moins faut-il le connaître. Qui se présente, aujourd'hui, à l'école, au collège, au lycée, à l'université ?
Ce nouvel écolier, cette jeune étudiante n'a jamais vu veau, vache, cochon ni couvée. En 1900, la majorité des humains, sur la planète, travaillaient au labour et à la pâture ; en 2011, la France, comme les pays analogues, ne compte plus qu'un pour cent de paysans. Sans doute faut-il voir là une des plus fortes ruptures de l'histoire, depuis le néolithique. Jadis référée aux pratiques géorgiques, la culture, soudain, changea. Celle ou celui que je vous présente ne vit plus en compagnie des vivants, n'habite plus la même Terre, n'a plus le même rapport au monde. Elle ou il n'admire qu'une nature arcadienne, celle du loisir ou du tourisme.
- Il habite la ville. Ses prédécesseurs immédiats, pour plus de la moitié, hantaient les champs. Mais, devenu sensible à l'environnement, il polluera moins, prudent et respectueux, que nous autres, adultes inconscients et narcisses. Il n'a plus la même vie physique, ni le même monde en nombre, la démographie ayant soudain bondi vers sept milliards d'humains ; il habite un monde plein.
- Son espérance de vie va vers quatre-vingts ans. Le jour de leur mariage, ses arrière-grands-parents s'étaient juré fidélité pour une décennie à peine. Qu'il et elle envisagent de vivre ensemble, vont-ils jurer de même pour soixante-cinq ans ? Leurs parents héritèrent vers la trentaine, ils attendront la vieillesse pour recevoir ce legs. Ils ne connaissent plus les mêmes âges, ni le même mariage ni la même transmission de biens. Partant pour la guerre, fleur au fusil, leurs parents offraient à la patrie une espérance de vie brève ; y courront-ils, de même, avec, devant eux, la promesse de six décennies ?
- Depuis soixante ans, intervalle unique dans notre histoire, il et elle n'ont jamais connu de guerre, ni bientôt leurs dirigeants ni leurs enseignants. Bénéficiant d ‘une médecine enfin efficace et, en pharmacie, d'antalgiques et d'anesthésiques, ils ont moins souffert, statistiquement parlant, que leurs prédécesseurs. Ont-ils eu faim ? Or, religieuse ou laïque, toute morale se résumait en des exercices destinés à supporter une douleur inévitable et quotidienne : maladies, famine, cruauté du monde. Ils n'ont plus le même corps ni la même conduite ; aucun adulte ne sut leur inspirer une morale adaptée.
- Alors que leurs parents furent conçus à l'aveuglette, leur naissance est programmée. Comme, pour le premier enfant, l'âge moyen de la mère a progressé de dix à quinze ans, les parents d'élèves ont changé de génération. Pour plus de la moitié, ces parents ont divorcé. Ils n'ont plus la même généalogie.
- Alors que leurs prédécesseurs se réunissaient dans des classes ou des amphis homogènes culturellement, ils étudient au sein d'un collectif où se côtoyent désormais plusieurs religions, langues, provenances et mœurs. Pour eux et leurs enseignants, le multiculturalisme est de règle. Pendant combien de temps pourront-ils encore chanter l'ignoble "sang impur" de quelque étranger ? Ils n'ont plus le même monde mondial, ils n'ont plus le même monde humain. Mais autour d'eux, les filles et les fils d'immigrés, venus de pays moins riches, ont vécu des expériences vitales inverses.
Bilan temporaire. Quelle littérature, quelle histoire comprendront-ils, heureux, sans avoir vécu la rusticité, les bêtes domestiques, la moisson d'été, dix conflits, cimetières, blessés, affamés, patrie, drapeau sanglant, monuments aux morts, sans avoir expérimenté dans la souffrance, l'urgence vitale d'une morale ?
VOILÀ POUR LE CORPS ; VOICI POUR LA CONNAISSANCE
- Leurs ancêtres fondaient leur culture sur un horizon temporel de quelques milliers d'années, ornées par l'Antiquité gréco-latine, la Bible juive, quelques tablettes cunéiformes, une préhistoire courte. Milliardaire désormais, leur horizon temporel remonte à la barrière de Planck, passe par l'accrétion de la planète, l'évolution des espèces, une paléo-anthropologie millionnaire. N'habitant plus le même temps, ils vivent une toute autre histoire.
- Ils sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d'attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze secondes, chiffres officiels ; dont le mot le plus répété est "mort" et l'image la plus représentée celle de cadavres. Dès l'âge de douze ans, ces adultes-là les forcèrent à voir plus de vingt mille meurtres.
- Ils sont formatés par la publicité ; comment peut-on leur apprendre que le mot relais, en français s'écrit "- ais", alors qu'il est affiché dans toutes les gares "- ay" ? Comment peut-on leur apprendre le système métrique, quand, le plus bêtement du monde, la SNCF leur fourgue des "s'miles" ?
Nous, adultes, avons doublé notre société du spectacle d'une société pédagogique dont la concurrence écrasante, vaniteusement inculte, éclipse l'école et l'université. Pour le temps d'écoute et de vision, la séduction et l'importance, les médias se sont saisis depuis longtemps de la fonction d'enseignement.
Critiqués, méprisés, vilipendés, puisque pauvres et discrets, même s'ils détiennent le record mondial des prix Nobel récents et des médailles Fields par rapport au nombre de la population, nos enseignants sont devenus les moins entendus de ces instituteurs dominants, riches et bruyants.
Ces enfants habitent donc le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l'usage de la toile, lecture ou écriture au pouce des messages, consultation de Wikipedia ou de Facebook, n'excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l'usage du livre, de l'ardoise ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois.
Ils ne connaissent ni n'intègrent ni ne synthétisent comme nous, leurs ascendants. Ils n'ont plus la même tête.
- Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toutes personnes ; par GPS, en tous lieux ; par la toile, à tout le savoir ; ils hantent donc un espace topologique de voisinages, alors que nous habitions un espace métrique, référé par des distances. Ils n'habitent plus le même espace.
Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années soixante-dix. Il ou elle n'a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n'habite plus le même espace. Né sous péridurale et de naissance programmée, ne redoute plus, sous soins palliatifs, la même mort. N'ayant plus la même tête que celle de ses parents, il ou elle connaît autrement.
- Il ou elle écrit autrement. Pour l'observer, avec admiration, envoyer, plus rapidement que je ne saurai jamais le faire de mes doigts gourds, envoyer, dis-je, des SMS avec les deux pouces, je les ai baptisés, avec la plus grande tendresse que puisse exprimer un grand-père, Petite Poucette et Petit Poucet. Voilà leur nom, plus joli que le vieux mot, pseudo-savant, de dactylo.
- Ils ne parlent plus la même langue. Depuis Richelieu, l'Académie française publie, à peu près tous les vingt ans, pour référence, le dictionnaire de la nôtre. Aux siècles précédents, la différence entre deux publications s'établissait autour de quatre à cinq mille mots, chiffres à peu près constants ; entre la précédente et la prochaine, elle sera d'environ trente mille. A ce rythme, on peut deviner qu'assez vite, nos successeurs pourraient se trouver, demain, aussi séparés de notre langue que nous le sommes, aujourd'hui, de l'ancien français pratiqué par Chrétien de Troyes ou Joinville. Ce gradient donne une indication quasi photographique des changements que je décris. Cette immense différence, qui touche toutes les langues, tient, en partie, à la rupture entre les métiers des années récentes et ceux d'aujourd'hui. Petite Poucette et son ami ne s'évertueront plus aux mêmes travaux. La langue a changé, le labeur a muté.
L'INDIVIDU
Mieux encore, les voilà devenus tous deux des individus. Inventé par saint Paul, au début de notre ère, l'individu vient de naître ces jours-ci. De jadis jusqu'à naguère, nous vivions d'appartenances : français, catholiques, juifs, protestants, athées, gascons ou picards, femmes ou mâles, indigents ou fortunés… nous appartenions à des régions, des religions, des cultures, rurales ou urbaines, des équipes, des communes, un sexe, un patois, la Patrie. Par voyages, images, Toile et guerres abominables, ces collectifs ont à peu près tous explosé.
Ceux qui restent s'effilochent. L'individu ne sait plus vivre en couple, il divorce ; ne sait plus se tenir en classe, il bouge et bavarde ; ne prie plus en paroisse ; l'été dernier, nos footballeurs n'ont pas su faire équipe ; nos politiques savent-ils encore construire un parti plausible ou un gouvernement stable ? On dit partout mortes les idéologies ; ce sont les appartenances qu'elles recrutaient qui s'évanouissent.
Ce nouveau-né individu, voilà plutôt une bonne nouvelle. A balancer les inconvénients de ce que l'on appelle égoïsme par rapport aux crimes commis par et pour la libido d'appartenance – des centaines de millions de morts –, j'aime d'amour ces jeunes gens.
Cela dit, reste à inventer de nouveaux liens. En témoigne le recrutement de Facebook, quasi équipotent à la population du monde. Comme un atome sans valence, Petite Poucette est toute nue. Nous, adultes, n'avons inventé aucun lien social nouveau. L'entreprise généralisée du soupçon et de la critique contribua plutôt à les détruire.
Rarissimes dans l'histoire, ces transformations, que j'appelle hominescentes, créent, au milieu de notre temps et de nos groupes, une crevasse si large et si évidente que peu de regards l'ont mesurée à sa taille, comparable à celles visibles au néolithique, à l'aurore de la science grecque, au début de l'ère chrétienne, à la fin du Moyen Age et à la Renaissance.
Sur la lèvre aval de cette faille, voici des jeunes gens auxquels nous prétendons dispenser de l'enseignement, au sein de cadres datant d'un âge qu'ils ne reconnaissent plus : bâtiments, cours de récréation, salles de classes, amphithéâtres, campus, bibliothèques, laboratoires, savoirs même… cadres datant, dis-je, d'un âge et adaptés à une ère où les hommes et le monde étaient ce qu'ils ne sont plus.
Trois questions, par exemple : que transmettre ? A qui le transmettre ? Comment le transmettre ?
QUE TRANSMETTRE ? LE SAVOIR !
Jadis et naguère, le savoir avait pour support le corps du savant, aède ou griot. Une bibliothèque vivante… voilà le corps enseignant du pédagogue. Peu à peu, le savoir s'objectiva : d'abord dans des rouleaux, sur des velins ou parchemins, support d'écriture ; puis, dès la Renaissance, dans les livres de papier, supports d'imprimerie ; enfin, aujourd'hui, sur la toile, support de messages et d'information. L'évolution historique du couple support-message est une bonne variable de la fonction d'enseignement. Du coup, la pédagogie changea au moins trois fois : avec l'écriture, les Grecs inventèrent la Paideia ; à la suite de l'imprimerie, les traités de pédagogie pullulèrent. Aujourd'hui ?
Je répète. Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c'est fait. Avec l'accès aux personnes, par le téléphone cellulaire, avec l'accès en tous lieux, par le GPS, l'accès au savoir est désormais ouvert. D'une certaine manière, il est toujours et partout déjà transmis.
Objectivé, certes, mais, de plus, distribué. Non concentré. Nous vivions dans un espace métrique, dis-je, référé à des centres, à des concentrations. Une école, une classe, un campus, un amphi, voilà des concentrations de personnes, étudiants et professeurs, de livres en bibliothèques, d'instruments dans les laboratoires… ce savoir, ces références, ces textes, ces dictionnaires… les voilà distribués partout et, en particulier, chez vous – même les observatoires ! Mieux, en tous les lieux où vous vous déplacez ; de là étant, vous pouvez toucher vos collègues, vos élèves, où qu'ils passent ; ils vous répondent aisément. L'ancien espace des concentrations – celui-là même où je parle et où vous m'écoutez, que faisons-nous ici ? – se dilue, se répand ; nous vivons, je viens de le dire, dans un espace de voisinages immédiats, mais, de plus, distributif. Je pourrais vous parler de chez moi ou d'ailleurs, et vous m'entendriez ailleurs ou chez vous, que faisons-nous donc ici ?
Ne dites surtout pas que l'élève manque des fonctions cognitives qui permettent d'assimiler le savoir ainsi distribué, puisque, justement, ces fonctions se transforment avec le support et par lui. Par l'écriture et l'imprimerie, la mémoire, par exemple, muta au point que Montaigne voulut une tête bien faite plutôt qu'une tête bien pleine. Cette tête vient de muter encore une fois. De même donc que la pédagogie fut inventée (paideia) par les Grecs, au moment de l'invention et de la propagation de l'écriture ; de même qu'elle se transforma quand émergea l'imprimerie, à la Renaissance ; de même, la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies. Et, je le répète, elles ne sont qu'une variable quelconque parmi la dizaine ou la vingtaine que j'ai citée ou pourrais énumérer.
Ce changement si décisif de l'enseignement – changement répercuté sur l'espace entier de la société mondiale et l'ensemble de ses institutions désuètes, changement qui ne touche pas, et de loin, l'enseignement seulement, mais aussi le travail, les entreprises, la santé, le droit et la politique, bref, l'ensemble de nos institutions – nous sentons en avoir un besoin urgent, mais nous en sommes encore loin.
Probablement, parce que ceux qui traînent, dans la transition entre les derniers états, n'ont pas encore pris leur retraite, alors qu'ils diligentent les réformes, selon des modèles depuis longtemps effacés. Enseignant pendant un demi-siècle sous à peu près toutes les latitudes du monde, où cette crevasse s'ouvre aussi largement que dans mon propre pays, j'ai subi, j'ai souffert ces réformes-là comme des emplâtres sur des jambes de bois, des rapetassages ; or les emplâtres endommagent le tibia, même artificiel : les rapetassages déchirent encore plus le tissu qu'ils cherchent à consolider.
Oui, depuis quelques décennies je vois que nous vivons une période comparable à l'aurore de la Paideia, après que les Grecs apprirent à écrire et démontrer ; semblable à la Renaissance qui vit naître l'impression et le règne du livre apparaître ; période incomparable pourtant, puisqu'en même temps que ces techniques mutent, le corps se métamorphose, changent la naissance et la mort, la souffrance et la guérison, les métiers, l'espace, l'habitat, l'être-au-monde.
ENVOI
Face à ces mutations, sans doute convient-il d'inventer d'inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites, nos médias, nos projets adaptés à la société du spectacle. Je vois nos institutions luire d'un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprirent qu'elles étaient mortes depuis longtemps déjà.
Pourquoi ces nouveautés ne sont-elles point advenues ? Je crains d'en accuser les philosophes, dont je suis, gens qui ont pour métier d'anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont, ce me semble, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour le jour, ils n'entendirent pas venir le contemporain. Si j'avais eu à croquer le portrait des adultes, dont je suis, ce profil eût été moins flatteur.
Je voudrais avoir dix-huit ans, l'âge de Petite Poucette et de Petit Poucet, puisque tout est à refaire, puisque tout reste à inventer. Je souhaite que la vie me laisse assez de temps pour y travailler encore, en compagnie de ces Petits, auxquels j'ai voué ma vie, parce que je les ai toujours respectueusement aimés.